Le langage nous déconnecte du vivant
« Biodiversité », « services écosystémiques », « biosphère », « déminéralisation », « décarbonation » et tant d’autres mots : jamais la langue ne nous a autant déconnectés du monde concret et vivant. Ce langage abstrait parle au cerveau de quelques-uns mais ne s’adresse pas aux sens de tous : qui peut toucher la biodiversité ? Un écosystème ? Qui décide de se construire une cabane dans « l’environnement » ?
Car même ce dernier mot est absurde. D’abord français, il a émigré en anglais avant de revenir dans notre langue avec un nouveau sens. Il signifierait aujourd’hui « milieu » (comme en anglais) mais veut dire, en français, exactement l’inverse : l’environnement est ce qui il y a aux « environs » et non au centre. Or l’air que nous respirons se trouve-t-il aux alentours ? La terre qui nous supporte, à l’horizon ? Si on avait cherché un mot pour éloigner les humains de la nature, on n’aurait pas pu trouver mieux.
Ce vocabulaire a d’abord contaminé les décideurs, les médias puis la société tout entière. Pourquoi cette « abstractalisation » de choses que notre corps ne peut tout simplement pas appréhender?
D’abord et de manière générale, les mots semblent plus sérieux quand ils sont plus ennuyeux et les spécialistes qui les utilisent d’autant plus nécessaires qu’ils sont incompréhensibles. Cette sorte de snobisme, qui affecte particulièrement la France, est une manière comme une autre de revendiquer un statut que la société n’a pas salué.
Mais ce changement de vocabulaire témoigne d’autre chose.
Ces termes proviennent principalement de la biologie de la conservation. Chaque discipline a son jargon. Le droit, la médecine, la chimie ont les leurs. Mais généralement, les champs lexicaux spécialisés restent chez les spécialistes. Nous continuons par exemple de dire que nous avons un rhume et non une « nasopharyngite », le nez qui coule plutôt qu’une « rhinorrhée » et des maux de têtes à la place de « céphalée ». Pourquoi alors de simples citoyens se mettent-ils à utiliser les mots de la biologie de la conservation dès qu’ils parlent de la nature ?
Parce que le point de vue biologique monopolise depuis 40 ans notre discours sur la nature.
Il est bien sûr indispensable. Mais il ne devrait pas occulter tous les autres, ni rétrécir la vision des décisionnaires publics et privés. De même que l’amour ne se résume pas à une question anatomique, la nature ne se réduit ni à une approche scientifique ni à sa conservation. Il y a bien d’autres voix, qui ont beaucoup de choses à nous apprendre : la sociologie, la psychologie, les peuples autochtones, l’histoire, les enfants pour ne nommer que quelques-uns, méritent une voix au chapitre de ce chœur monocorde, car sinon nous ne pourrons jamais comprendre pourquoi l’Occident a détruit tellement de nature.
L’obsession biologique aboutit à des règlements, des lois et des directives. Les sciences humaines proposent une autre voie et apportent la compréhension qui permettrait peut-être de s’en passer. Car la biologie est un fruit de notre culture et c’est justement notre culture du monde naturel qu’il faut transformer.
Hubert Mansion est le cofondateur de l’Université dans la Nature.
Philosophe et écrivain, il est notamment l’auteur de Réconcilier, vers une identité environnementale (Nullius in Verba, 2023) et présente la série La nature et les mots (Youtube).