Faut-il vraiment a) emmener b) les enfants c) dans la nature ?

J’ai gardé de mon goût pour le droit l’habitude d’analyser un à un les termes des injonctions qui nous sont assénées chaque jour. Quand je vois un panneau indiquant qu’ « il est interdit de marcher sur la pelouse » , je me demande immédiatement ce que signifient « interdit » (quelle est la sanction?), « marcher » (peut-on s’y coucher?) et « pelouse » (où commence et où finit-elle?).

J’entends de plus en plus de gens bien intentionnés affirmer qu’ « il faut emmener les enfants dans la nature ». Mais que signifie exactement cette phrase banale? Il me semble qu’elle implique bien des choses très discutables.

« Il faut »

Je passerai rapidement sur le il faut. Il y a tellement de il faut que, si on les respectait tous, nous n’aurions plus le temps de profiter du plaisir de vivre. C’est justement à celui-ci que s’attaque ce il faut, en présentant le contact avec la nature comme une obligation. Associer la nature à une punition est le meilleur moyen d’en dégoûter tout le monde et si les recommandations de ce type procuraient quelque effet, il y a longtemps qu’il ne faudrait plus en faire. Car nous y obéirions tous depuis des décennies.

D’ailleurs les enfants ont-ils vraiment besoin qu’on les force à sortir? Cela dépend de l’âge, nous dit la recherche. Jusqu’au début de l’adolescence, l’environnement naturel exerce sur eux une fascination innée et leur principal besoin est d’abord qu’on les y laisse en paix. Les rapports qu’ils entretiendront plus tard avec la nature dépendent beaucoup de l’ancrage qu’aura marqué l’enfance : ce qu’il faut, c’est donc d’abord leur permettre de jouir du monde vivant tant qu’ils en ont l’envie. Ce qui est malheureusement de plus en plus rare pour la raison suivante.

« emmener »

Pourquoi, en effet, recommande-t-on d’emmener les enfants dans la nature ? Parce qu’il n’y en a pas autour d’eux. Si les écoles primaires et secondaires, si les garderies, si les ministères de l’éducation avaient la moindre connaissance de l’impact de la nature sur la santé des enfants et aménageaient des cours de récréation ressemblant à autre chose qu’un stationnement, il n’y aurait nul besoin de les déplacer pour leur permettre de profiter du vivant.

On peut d’ailleurs craindre que la généralisation d’une telle injonction ne serve de justification à plus d’asphalte, plus d’urbanisme irresponsable et encore moins de souci pour le sort de nos prochains : qu’importent ces errements puisqu’il y a des réserves naturelles à 50 km dans lesquelles on va une fois par an?

Dans cette conception, la nature est ailleurs. Il faut monter des voyages organisés, louer des cars et préparer des pique-niques zéro déchet pour espérer la rencontrer. En d’autres termes, les enfants seraient « coupés » de la nature.

Mais le ciel ? Mais l’air qu’ils respirent ? Les arbres de la ville ? La végétation, les fleuves, le vent, les oiseaux et les mammifères urbains? Si tout cela n’est pas la nature, qu’est-ce que c’est ? Ce qu’on tente en réalité de nous faire croire, c’est que la nature constitue un paradis lointain, un éventuel loisir, et non notre milieu :c’est la philosophie du « naturalisme » dénoncée par Philippe Descola, et qui a mené à notre déconnexion du monde naturel.

Par ailleurs, il ne suffira jamais d’emmener des groupes d’enfants défavorisés dans des endroits naturels pour régler l’inégalité environnementale ni pour bâtir un monde durable. Que ressent un enfant pauvre retrouvant le béton et la laideur après une promenade en forêt? L’a-t-on rendu plus heureux ou plus désespéré ? Se sent-il plus proche ou au contraire plus loin des beautés du monde ? S’y sent-il inclus ou plutôt exclu ? À sa place, j’aurais envie de tout casser..

« les enfants »

Qui, finalement, va emmener ces enfants ? Les écoles ? La grande majorité ne le fait pas. Les raisons sont multiples : charges administratives supplémentaires, manque de temps, manque de moyen, réticences des parents, etc. Un documentaire YouTube sur la forêt amazonienne est infiniment plus aisé à regarder qu’un paysage en campagne. Quelques cas épars d’écoles en forêt ne devraient pas cacher l’immense déconnexion du milieu scolaire avec la nature.

Les parents ? 72 millions de parents américains déclarent qu’ils sont trop occupés pour sortir en nature avec leurs enfants. Ils passent une moyenne de 11h par jour devant les écrans et, en Occident, ne dépensent que 2% de leur temps dans des environnements naturels.

On pourrait donc se demander pourquoi se focaliser sur les enfants, qui dépendent nécessairement d’un adulte pour se déplacer, au lieu d’inciter réellement les adultes à sortir, ce qui règlerait le problème de tout le monde. Car au fond, de deux choses l’une : ou bien l’on considère que le contact avec la nature est primordial pour la santé publique – et alors il faut implanter des politiques de santé publique comme il y en a eu pour le sport, par exemple; ou bien on estime qu’il ne s’agit que d’un loisir parmi d’autre – et alors pourquoi y forcer les enfants et ne pas les laisser gentiment sur TikTok ?

« dans la nature »

Enfin, que signifie le mot « nature » dans cette phrase ? Quel que soit l’endroit que désigne ce terme et les connotations que je viens d’évoquer, c’est plutôt dans la culture que sont généralement emmenés les enfants au cours de ces prétendues expéditions en nature. Il s’agit toujours en effet de leur apprendre quelque chose : se dépasser en « affrontant les éléments », entretenir un esprit d’équipe ou prendre conscience de l’état périlleux de notre planète relèvent beaucoup plus de la relation avec notre société qu’avec la nature.

Celle-ci ne sert alors que de décor ou de prétexte à transmettre des valeurs dont la principale est éminemment discutable : qu’il est plus important d’apprendre que de ressentir.

En synthèse, l’injonction « il faut emmener les enfants dans la nature », alourdit donc le fardeau des obligations individuelles sans s’adresser aux responsables du problème; déplace au loin une problématique qu’il faut régler tout près; s’adresse à des gens qu’elle n’aide pas, et conforte une culture dont nous devrions peut-être nous débarrasser, celle de la suprématie du cognitif, qui est une insulte à notre propre nature.


Hubert Mansion est le cofondateur de l’Université dans la Nature.

Philosophe et écrivain,  il est notamment l’auteur de Réconcilier, vers une identité environnementale (Nullius in Verba, 2023) et présente la série La nature et les mots (Youtube).

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